Extirpé de L’ombre: Yves Bilodeau, Technicien en Chef de L’équipe Canadienne

BrainspiralJuly 24, 2014
Canada's Yves Bilodeau at the 1992 Albertville Olympic winter Games. (CP PHOTO/COA/Ted Grant)
Canada’s Yves Bilodeau at the 1992 Albertville Olympic winter Games. (CP PHOTO/COA/Ted Grant)

Si le ski de fond de compétition connaît un essor considérable au Canada depuis la dernière décennie, il faut en remercier les athlètes, dont le talent énorme déborde sur la scène internationale. Au coeur du succès canadien figure également l’équipe de fartage, au sommet de laquelle Yves Bilodeau, Québécois d’origine habitant la commune française de Ruffieux, trône modestement depuis quelques années.

«Bilose», joyeuse épithète dont l’affublent ceux qui côtoient régulièrement l’expatrié, entamera en septembre sa vingtième saison au sein de la troupe canadienne. Avec trois participations olympiques (88, 92 et un retour inattendu en 98) et cinq Championnats du monde, le vétéran de 52 ans a d’abord fait ses classes sur neige à titre de fondeur d’élite. S’il peut compter encore aujourd’hui sur cette riche carrière initiatique, il n’en mesure pas moins le fossé séparant les deux époques: quelques deux décennies avant les Jeux Olympiques (J.O.) de Sochi, pour lesquels le Canada déploya une artillerie record de neufs farteurs, un seul technicien travaillait au service de fartage à Albertville en 1992. En dépit d’un tel renversement, le technicien en chef de l’équipe canadienne conserve un attachement au passé et semble porter une méfiance de vieux loup face à l’accélération des choses.

Nous avons joint Bilodeau à sa demeure savoyarde, battue derechef par une forte pluie contraignant le passionné de pêche à délaisser temporairement le Rhône. L’homme revient avec humour sur ses débuts en 1995, nous présente ses compagnons d’armes oeuvrant au sein de l’équipe canadienne et se prononce sans détour sur les déconvenues de Sochi.

Canada's 1992 Albertville Olympic team: (from left to right) Top: Alain Masson, Dave Wood (Wax Technician), Dany Bouchard, Yves Bilodeau, Darren Derochie, Al Pilcher, Wayne Dustin.  Bottom: Laurent Roux (Head Coach) Jane Vincent, Lucy Steele, Lorna Daudrich, Rhonda De Long, Marty Hall (NST Director),  absent Angela Schmidt-Foster. (Photo: Cross Country Canada)
Canada’s 1992 Albertville Olympic team, including Yves Bilodeau (top, center). (From left to right) Top: Alain Masson, Dave Wood (the lone wax tech), Dany Bouchard, Yves Bilodeau, Darren Derochie, Al Pilcher, Wayne Dustin.
Bottom: Laurent Roux (head coach) Jane Vincent, Lucy Steele, Lorna Daudrich, Rhonda De Long, Marty Hall (NST director), absent Angela Schmidt-Foster. (Photo: Cross Country Canada)

FasterSkier: De fondeur olympique canadien à technicien en chef de l’équipe canadienne de ski de fond: quest-ce qui vous a convaincu de faire le saut il y a vingt ans?

Yves Bilodeau: En 1995, lorsque j’ai arrêté de skier après les Championnats du monde   de ski nordique à Thunder Bay, je suis déménagé en France avec ma première conjointe qui, à l’époque, travaillait au Bureau international du Travail situé à Genève et terminait ses études en droit international. Je me cherchais un boulot et songeais à me joindre à une équipe européenne pour faire des courses de longue distance. En fin de compte, Alain Masson, mon grand copain qui travaillait déjà au sein de l’équipe canadienne de fartage, m’a laissé son poste pour combler celui d’entraîneur de ski de fond du Yukon. Le transfert s’est fait rapidement, d’autant plus que le métier de farteur m’intéressait déjà.

Former Canadian National Team member Yves Bilodeau racing in Calgary. (Photo: Cross Country Canada)
Former Canadian National Team member Yves Bilodeau racing in Calgary. (Photo: Cross Country Canada)

FS: Vos nombreuses années de compétitions ont sans doute contribué grandement à façonner votre intérêt pour le fartage, alors que déjà vous mettiez les mains à la pâte?

YB: Il faut dire que mes années en Coupe du monde au sein de l’équipe canadienne n’ont rien à voir avec l’encadrement, le matériel et le personnel de travail dont bénéficient les athlètes d’aujourd’hui. Aux J.O. d’Albertville en 1992, nous avions seulement un technicien, qui s’occupait aussi de prendre des photos et remplissait d’autres tâches. Nous étions donc déjà à cette époque bien loin de l’imposante machine norvégienne. Peu à peu, notamment avec l’arrivée de Dave Wood [technicien en chef en 1992 et entraîneur en chef de l’équipe canadienne en 2002], davantage de techniciens ont été embauchés, mais le Canada demeurait à la traîne sur le circuit de la Coupe du monde. Je crois que nous avons maintenant corrigé le tir, malgré que les budgets nous limitent toujours un peu.

FS: Qui sont les membres de l’équipe canadienne de fartage actifs en Coupe du monde?

YB: Micke Book, un Suédois formidable qui s’entendait mal avec ses compatriotes, s’est intégré au groupe tout juste après les JO de Turin en 2006. Joel Jacques travaille avec nous à l’année longue depuis Canmore. Quand son horaire d’entraîneur au Yukon le lui permet, Alain Masson nous épaule lors des plus gros événements.

Il y a aussi Sacha Bergeron, qui vient tout juste d’être père d’un garçon, et nous avons engagé récemment Fabio [Ghasifi], un excellent farteur italien qui a travaillé avec l’équipe japonaise. Comme les Japonais ont souvent eu de bons skis dans des conditions difficiles, nous tenions fortement à l’avoir avec nous. Graham Maclean fera aussi partie de l’équipe.

Pour ma part, je suis entièrement consacré au ski de fond à partir de septembre jusqu’à avril. Normalement, nous sommes six techniciens en Coupe du monde, et huit ou neuf pour les JO et les Championnats du monde. Pour les courses de style libre en Coupe du monde, lorsque nous avons peu d’athlètes inscrits, nous nous débrouillons avec quatre techniciens, sans compter les entraîneurs qui viennent parfois nous porter main-forte. Micke et Joel travaillent surtout à l’«accroche» (l’adhérence), alors que je m’occupe davantage de la glisse avec Fabio.

FS: Les déboires dAlex Harvey et des autres membre de l’équipe canadienne aux derniers J.O. de Sochi ont fait couler beaucoup dencre. Que sest-il passé exactement au niveau de la préparation des skis?

YB: Nos déboires en fartage ont eu tout à voir avec la transition de 14h, soit le moment à partir duquel les conditions de neige du parcours changeaient complètement. À 14h, heure de départ de la plupart des courses à Sochi, un côté de la montagne était très froid, alors que l’autre -avec deux longues montées- était exposé au soleil. 15 minutes avant le départ, les athlètes étaient confiants et nous disaient combien leurs skis étaient bons, mais au départ de la course, les skis étaient pourris et n’avançaient plus. D’autres équipes ont évidemment connu les mêmes difficultés. Nous aurions dû être en mesure de tirer profit de ces conditions exceptionnelles et nous démarquer des autres. Nous avons finalement trouvé la solution de fartage grâce à Daria [Gaïazova]. Daria a demandé à Sacha de préparer à nouveau sa première paire de skis, qu’elle trouvait trop lents. Sacha a eu seulement le temps d’enlever une généreuse couche de fart sur cette première paire, puis l’a mise de côté. Daria l’a ensuite testée, puis est revenue nous dire que ses skis étaient parfaits. Nous avons donc compris qu’il fallait appliquer une couche très fine de klister rouge sur des skis à faible cambrure, ce qui allait à l’encontre de nos pratiques habituelles. Cette découverte s’est faite malheureusement trop tard. Nous n’étions finalement pas dans le coup et nous les [athlètes canadiens] avons fait souffrir.

FS: Étaient-ce parmi les pires conditions de neige auxquelles vous avez été confronté en carrière?

YB: J’avais rarement vu ça! Habituellement, le dégel se fait uniformément, mais là les deux montées faisant face au stade étaient soumises à une chaleur étonnante. C’était fou! Même à -3°C, la neige accumulée dans les branches des grands arbres fondait puis dégouttait sur la piste, pour ensuite regeler. Nous étions pourtant au courant de ces circonstances inhabituelles, ayant skié plusieurs fois à Sochi dans les trois ans précédant les JO. Nous avons cependant raté notre coup en ne testant aucune fois les skis à 14h. À 11h, ça allait. À 13h, ça allait. 15 minutes avant 14h, ça allait toujours. J’ignore pourquoi, mais c’est à 14h pile qu’avait lieu ce changement soudain de conditions et ça n’allait plus du tout!

FS: Avec quelques mois de recul, quels enseignements ou leçons tirez-vous des derniers J.O.?

YB: La vie est faite de bons et de moins bons coups. Nous nous sommes faits avoir à Sochi, mais pensons aux Norvégiens qui se sont aussi gourés. Ils ont visité et testé le parcours bien plus souvent que nous avant le début des J.O., en plus de collaborer de près avec la compagnie Swix, dont les techniciens sont allés faire nombre d’essais en préparation des Jeux. Nous avons fait le point sur Sochi et conclu que dès l’an prochain, Graham et un autre technicien du même gabarit qu’Alex accompagneraient et assisteraient Alex jusqu’aux derniers moments précédant le départ des courses, pour tout ajustement de dernière minute.

FS: La fin de saison 2014 exceptionnelle de Harvey (notamment à Falun, en Suède) a-t-elle effacé en partie les mauvais souvenirs de Sochi?

YB: La pression de bien faire pèse sans arrêt; nous ne pouvons nous permettre plusieurs mauvais coups si nous voulons marquer des points au classement général de la Coupe du monde. C’est étrange, Harvey, tout comme le Norvégien Martin Sundby, a fait des podiums avant et après les Jeux. Le drame de Sochi, c’est d’essuyer ce revers alors que les attentes étaient tellement élevées, que tout le monde en parlait depuis si longtemps. Comme on dit au Québec, «la puck ne roulait pas pour nous»! [Rires]

Canadian wax tech Yves Bilodeau (second from l) receives a gift from Chandra Crawford, Beckie Scott and Sara Renner. (Photo: John Evely/Cross Country Canada)
Canadian wax tech Yves Bilodeau (second from l) receives a gift from Chandra Crawford, Beckie Scott and Sara Renner for his commitment to Canadian cross-country skiing. (Photo: John Evely/Cross Country Canada)

FS: Depuis vos débuts en fartage au sein de l’équipe canadienne en 1995, comment le ski de fond de compétition a-t-il évolué sur les plans sportif et technique selon vous? Quels grands changements avez-vous observés?

YB: Les grands changements ne sont pas aussi nombreux qu’on peut le croire. Au chapitre de la glisse, les «accélérateurs» -produits liquides à base de fluor que nous appliquons en fin de préparation- font une grande différence. En termes de «kick», il existe quelques nouveautés, mais nous utilisons encore aujourd’hui des farts d’adhérence vieux de vingt à trente ans, comme la Rode rouge, qui n’a rien perdu de son efficacité. Tout le matériel s’allège d’année en année. Les compagnies de ski cherchent aussi sans cesse à améliorer l’uniformité dans leurs productions afin d’offrir des skis égaux. Comme il ne s’agit pas encore d’une science exacte, nous découvrons souvent des paires qui se démarquent du lot.

FS: Quest-ce qui caractérise un ski rapide, comment le reconnaître?

YB: Il est aisé d’éliminer les paires plus lentes, mais il demeure impossible de repérer un ski exceptionnel directement chez le fabricant sans y poser d’abord une fixation et le tester sur neige. L’été, Micke effectue aussi des essais dans le tunnel de neige de Torsby en Suède et attribue une cote à chaque paire testée. L’essai sur neige demeure incontournable et constitue l’unique moyen d’identifier les meilleurs skis.

FS: Les forces économiques variant grandement dune nation à lautre, comment parvenez-vous à tenir tête aux équipes de fartage les mieux nanties?

YB: La saison dernière, avec l’appui de nos commanditaires canadiens, comme Haywood et AltaGas, nous avons fait l’acquisition d’un camion de fartage, faisant dès lors partie d’une poignée de nations profitant d’un tel véhicule de soutien. D’autres, comme les Américains et les Français, travaillent actuellement à amasser les sommes nécessaires  et espèrent en bénéficier aussi. Depuis mon arrivée au sein de l’équipe canadienne, il s’agit de l’amélioration technique la plus formidable! Nous sommes désormais pleinement autonomes: nous pouvons nous garer au pied des pentes, accomplir plus facilement nos tests et éviter de travailler dans les salles de fartage mal ventilées. Le camion peut accueillir nos quelques 350 paires de ski et comprend six stations de fartage, de même qu’un système de ventilation filtrant l’air toutes les deux secondes. C’est aussi la première année où je ne suis pas aux prises avec des maux de dos! En évitant le transport de tout le matériel dans des salles éloignées, notre boulot et notre qualité de vie s’en trouvent fortement améliorées.

FS: Comment entrevoyez-vous la prochaine saison de Coupe du monde 2014-2015? Les Championnats du monde de Falun seront-ils lobjectif premier de l’équipe?

YB: Oui, les Championnats du monde ont certainement la priorité cette année et nous nous attendons à récolter des médailles à Falun. Nous voulons oublier Sochi, remettre les pendules à l’heure et bien faire aux Championnats du monde et au Tour de ski.

FS: Le choix dhabiter à Ruffieux (France), malgré l’éloignement des centres canadiens dentraînement, vous offre-t-il une position stratégique en Europe?

YB: Oui, je peux tester moi-même des skis à Val d’Isère et à plusieurs endroits en France, tout en conservant du matériel de fartage en sol européen pour éviter à l’équipe de tout transporter par avion depuis le Canada. Je garde aussi chez moi un bus loué à l’équipe que nous utilisons lors des compétitions en Europe. L’équilibre est parfait car Joel demeure à Canmore et s’occupe d’y encadrer l’équipe durant l’été. C’est ensuite en septembre que Micke, Joel et moi unissons nos forces pour la prochaine saison hivernale.

FS: Finalement, quels sont vos projets estivaux? Avez-vous une compétition de raid en vue bientôt, un voyage de pêche en Savoie?

YB: Ma carrière en raid a beaucoup diminué. Je reste quand même toujours actif, pratiquant surtout la course à pied et la course en montagne. Je m’inscris à plusieurs compétitions locales. Avec les dernières pluies abondantes, la pêche sur le Rhône est impossible, mais on trouve de la perche, de la truite et bien plus dans les lacs de Savoie.

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